Journalisme, politique et réalité

Quiconque a travaillé profondément un domaine a vécu l’expérience frustrante du sentiment de son travestissement par la Presse si d’aventure, elle est venue y porter un regard.
Quant les propos d’un spécialiste sont rapportés, ils sont tronqués et réécrit, car elle est tenue de faire court et plus généralement des simplifications. C’est certainement dans le champ politique que ces simplifications ont les conséquences les plus graves, car elles font le lit de tous les populismes…

L’idéologie empiriste

En France, les responsables de média professent habituellement une doctrine empiriste du rapport au monde. Il y aurait d’un côté des « faits bruts » qui ne demanderaient qu’à être rapportés au grand jour dans leur nudité au prix d’une conquête difficile (le terrassement de quelque dragon ?) et, de l’autre, le « commentaire » de quelque éditorialiste brillant ou blogueur parasite…

Ce manichéisme ne résiste pas deux minutes à l’examen, notamment à la lumière de la riche tradition philosophique qui remonte, au moins à Descartes, Pascal, etc, jusqu’à Duhem, Poincaré, Bachelard, Piaget, etc, qui nous a libéré depuis longtemps de ce genre d’idéologie.

Que le conservatisme foncier de la droite – même remaquillé aux couleurs criardes du néolibéralisme – se cache derrière une doctrine qui réifie les conséquences de choix politiques, on jugera que « c’est de bonne guerre » ; qu’en revanche la gauche, progressiste par définition – pour laquelle la réalité sociale résulte de l’action politique – y souscrive, est incohérent et trahit son anomie intellectuelle.

Des faits plus insaisissables que têtus

Pour l’heure, on peut tirer de cet héritage épistémologique la formule lapidaire : ce ne sont pas les faits qui fondent la connaissance, mais les théories qui construisent des faits. La connaissance, elle, repose sur des principes – ce que tout élève de physique apprend au lycée. Il n’y a donc pas de « petits faits têtus » autres que de constructions théoriques. Il n’est que d’observer la débauche de théorie physique, métrologie, technologie, mathématique, informatique, etc, qu’a exigé l’établissement d’un simple fait : l’existence du boson de Higgs, pour remettre le modèle épistémologique à l’endroit…

En outre, l’épistémologie nous apprend que la réalité nous est à jamais inaccessible. Tout au plus, peut-on espérer parcourir (dans le bon sens ;-) l’asymptote qui converge vers « une incertaine réalité »…

De la méta-analyse au journalisme de données

Dès lors, la tâche du journaliste devient délicate et sa production a peu de chances d’être de « première main ». Il lui faut, en général recourir à des sources, c’est-à-dire confronter des expertises avec le redoutable défi de résumer un morceau de réalité sans trop la trahir voire se faire expert lui-même (en général dans un deuxième temps) et construire des représentations à partir d’agrégats statistiques… Dans le premier cas, on parlera de méta-analyse, dans le second de journalisme de données.

Le résumé suppose des élisions : il court le risque de l’omission voire de la rétention : de l’approche hétérodoxe ou plus simplement du trait qui reconfigure toute la représentation d’un problème. Par exemple, dans l’affaire Leonarda, je ne crois pas qu’un seul média ait cité l’article L.521-4 du code des étrangers (Ceséda) :

« L’étranger mineur de dix-huit ans ne peut faire l’objet d’une mesure d’expulsion. ».

La connaissance de cet article de loi tout comme celle du L.511-4 1° :

« Ne peuvent faire l’objet d’une obligation de quitter le territoire français : 1° L’étranger mineur de dix-huit ans; (…) »

est indispensable pour mesurer l’ampleur du problème qui se posait aux autorités françaises et combien le discours officiel selon lequel « le droit a été respecté » est sujet à caution, car, là comme ailleurs, le droit est produit par les juges en situation de conflit de normes. Or, de jugement sur l’arrestation de Leonarda, il n’y en a pas eu(*)…

Le périmètre de l’information, mesure de l’indépendance du journaliste ?

En conséquence, les déclarations multiples concernant une prétendue « tradition républicaine » de non-interpellation en milieu scolaire ou pire de « sanctuarisation » de l’espace scolaire sont nulles et non avenues. La circulaire de Manuel Valls à ce propos est inutile et hypocrite : elle participe de la comédie du pouvoir.

On mesure à cet exemple combien le périmètre de l’information est déterminant pour se faire une juste opinion…

Les limites de la confrontation des sources

Mais le principe de recoupement des sources ne suffit pas. Bien souvent, son application est délicate parce que la source des données est unique : le ministère de l’Intérieur, par exemple. Ainsi – comme je l’ai montré ici – les nombres d’expulsion comme de régularisation de Sans-papiers publiés par le ministère de l’Intérieur, sont faux. En effet, ces chiffres sont trop « politiques », ils sont à destination de la propagande des journaux télévisés ; la vérité est ailleurs, plus complexe…

Dans une autre situation, les données sont multiples et contradictoires mais tout aussi « crédibles » (par exemple entre l’Insee, l’Ined et l’OCDE). Or, cette « crédibilité » elle-même doit être questionnée comme l’exemple ci-dessus, du ministère de l’Intérieur, y invite puisqu’il biaise systématiquement ses données…
Symétriquement, la multiplicité des sources peut n’être qu’apparente lorsque, par exemple, tous les économistes « en vue », de droite comme de gauche, tiennent le même discours néolibéral, cet unanimisme n’est dû qu’au budget du même cercle d’institutions financières auxquelles ils émargent…

Or l’épistémologie nous enseigne que la qualité des faits établis tire son origine uniquement de la qualité des théories qui les fondent. Cette qualité s’évalue selon leur rendement explicatif , c’est à dire, en quelque sorte, le rapport entre l’étendue des données prises en charge et la simplicité des hypothèses qui fondent le schéma explicatif. Cette notion de rendement explicatif permet de démonter la plupart des rumeurs et thèses complotistes extravagantes…

L’aporie de l’analyse politique

Pour autant, rendre compte d’un domaine aussi totalisant que celui de la politique peut paradoxalement inciter le journaliste (tout comme le blogueur) à négliger la réalité (sic). En effet, la somme de connaissances, d’études nécessaires à l’évaluation d’un système de normes, de mesures, a fortiori, d’un programme partisan excède de beaucoup les capacités d’un humain. Chaque dimension exigerait des années d’études laborieuses et une expertise incertaine. C’est ce qui peut expliquer la dérive générale des éditoriaux journalistiques (mais aussi de billets de blogueurs politiques) vers, au mieux, l’analyse de tactique des instances en jeu.

Cette dérive est, d’évidence, la source du désintérêt des Français pour la politique qui perçoivent les arguties sur les mérites respectifs des plans de batailles politiques comme la joute d’une caste privilégiée affranchie des souffrances attachées à la confrontation avec la réalité. D’autant que cette dérive peut conduire à une connivence des journalistes avec le personnel politique – lorsqu’il ne s’agit pas d’une véritable consanguinité – qui les discrédite et les rejette comme aristocrates irresponsables ; aristocrates désargentés pour certains, mais aristocrates, tout de même.

Le sort des blogues politiques

Dans ce paysage, la naissance des blogues laissait espérer un renouvellement, car ils peuvent en principe, échapper au reproche d’une trop grande proximité avec le milieu politique. Rien n’interdit en effet que des blogueurs indépendants n’exercent l’analyse des tactiques partisanes avec la même sagacité que des éditiorialistes professionnels qui, du reste, ne représentent pas nécessairement l’éventail de l’échiquier politique…

Mais leur acuité est alors sujet aux mêmes aléas notamment à l’occasion de changement de majorité. C’est ainsi que certains blogues qui, sous Sarkozy semblaient percutants se sont métamorphosés en robinets à propos consensuels ou à casuistique, quant ce n’est pas à quasi-coupé-collé des communiqués officiels qui justifient leur requalification en « blogues de gouvernement ». Aussi leurs audiences ne connaissent plus les mêmes scores flamboyants et une certaine nostalgie est venue poindre, non correctement analysée.
C’est le revers d’une pratique qui, quoiqu’en puissent dire leurs auteurs, relève de la propagande politique.

Le statut des blogues individuels

En ce qui concerne ce blogue, il essaye d’offrir une mise en perspective et synthèse d’observations, d’études et données que je m’efforce, en outre, de questionner, même si ce questionnement ne peut être rapporté exhaustivement. C’est donc, au reste, de la méta-analyse qu’il participe et non d’un prétendu « commentaire ». Mes opinions et mes sentiments ne présentent aucun intérêt particulier, pas plus que ceux des autres et, en tous les cas, ne méritent pas d’être publié

On voit ainsi que les écrits d’un blogueur peuvent revendiquer un statut épistémique comparable à ceux d’un journaliste pour peu qu’ils fassent preuve d’autant de méthode et probité ; ils peuvent même offrir une pertinence supérieure lorsqu’ils font écho à une pratique quotidienne spécialisée : juridique, artistique, technique, scientifique, philosophique, associative, militante, etc.

Les discrétions du quatrième pouvoir

Or, un certain nombre de dispositions récentes sont susceptibles d’accréditer l’idée d’une connivence entre la presse papier et le pouvoir.

Il faut tout d’abord observer la discrétion des médias traditionnels dans la mise au jour de toutes les tentatives des gouvernements successifs de limiter l’emprise et la liberté d’expression et de débat sur Internet alors que cet outil est devenu le lieu d’un cinquième (contre)pouvoir.

On se souvient du silence médiatique lors du vote de la #loppsi2 concernant notamment (art. 4) la possibilité de blocage, sans mandat judiciaire ni contrôle parlementaire ou règlementaire a priori ni même a posteriori (Cnil, etc) par le ministère de l’intérieur de l’accès à des sites.

Envie de hurler devant le silence des parlementaires PS / #LPM . Ils nous auraient traités de fascistes, si on avait osé proposer l'art. 13.
Réaction à l’adoption de l’art. 13 de la #LPM

Récemment les débats – très vifs sur le Web – à propos de l’article 20 (initialement art.13) de la loi de programmation militaire (#LPM), examinée en procédure accélérée et déjà promulguée, n’ont trouvé qu’un écho bien sourd alors pourtant qu’elle légalise une surveillance généralisée, sans contrôle judiciaire de la vie privée des Français.

Corporatisme et connivence font bon ménage

De même la restriction de la protection des sources aux seules organes de presse labellisés ou encore le bénéfice d’une TVA super-réduite au seul support du papier vont tout deux, dans le sens d’un privilège accordé par le gouvernement au papier au détriment du Net**.

Tout se passe comme si presse et exécutif s’entendait pour affaiblir le contre-pouvoir citoyen que constitue dorénavant le réseau des réseaux…

On observera en outre le mode singulier de répartition des subventions à la presse dont il est manifeste qu’il ne soutient pas le travail d’investigation, alors qu’on sait qu’il est particulièrement coûteux :
estimation des montants des aides à la presse

L’aristocratisme paradoxal de la presse

D’un autre côté, il est affligeant mais révélateur d’entendre, de la part de journaliste, qu’Internet serait le lieu d’absence de hiérarchie, où tout se mélange sans que le lecteur n’y puisse distinguer le fiable du non-fiable, le pertinent du non-pertinent, le bon du moins bon, au motif que n’importe qui est susceptible d’écrire un blogue ou un tweet alors que ce « n’importe qui » constitue précisément le lectorat de la presse ! Ce public inculte serait tellement incapable de déterminer la qualité d’une publication par une analyse intrinsèque, qu’il faudrait lui imposer d’en haut une certification !

De surcroit, cette affirmation est techniquement erronée puisqu’un outil utilisé par tous pour accéder à l’information introduit une hiérarchie : celle du rang des réponses (fondé sur le page rank) aux requêtes d’un moteur de recherche. Cet ordre est explicitement inspiré de l’algorithme des indices de citations universitaires, lui-même essayant de traduire un ordre de pertinence et de fiabilité, pondéré par un profilage du requérant.

Il y a donc bien dans les faits hiérarchie dans l’information sur Internet, mais elle est le fait d’algorithmes et non de journalistes (sic).

En outre, les réseaux sociaux comme Twitter offre une hiérarchie complémentaire et personnalisée pour peu que l’on soit abonné à des « têtes chercheuses » qui fassent œuvre critique de filtre…

La « fabrique » à présidentiable

Or, cet aristocratisme ne s’en tient pas à la conviction de détenir seuls les moyens intellectuels de hiérarchiser l’information, cela va aussi jusqu’à éliminer des médias dominants, les candidats à l’élection présidentielle que la caste des journalistes politiques ne juge pas dignes de concourir à l’Élysée ! Et lorsque après moult protestations et cabales, le CSA les contraint à une stricte égalité de présence, reste encore l’alternative du lynchage médiatique :

Patrick Cohen et Frédéric Haziza Si Cheminade ne vient pas à Inter…
La sélection des candidats à l’élection présidentielle par Patrick Cohen et Frédéric Haziza

 

La police de la pensée

Lorsque – à l’opposé – d’aucun revendique le respect d’une neutralité axiologique, alors il leur vaut d’être dénoncé publiquement, notamment à l’émission « C à vous » :

C à vous : Patrick Cohen met en cause l'invitation de « cerveaux malades » dans « Ce soir ou jamais »
Patrick Cohen reproche à Frédéric Taddéï de ne pas assumer ses responsabilités sur le service public et d’inviter des « cerveaux malades »

 

et de devoir justifier cette « objectivité » ! (« Le supplément de Canal+ : Frédéric Taddeï est-il en danger ? ») :

Le supplément de Canal+ : Frédéric Taddéï est-il en danger ?
La mise à la question de Frédéric Taddéï, sommé de hiérarchiser explicitement ses invités

Tout d’abord, on relèvera que Maïtena Biraben s’autoproclame représenter la norme (elle appartient au monde « de la télé normale »), par opposition à l’émission de Frédéric Taddéï, qu’elle qualifie de : « salon chic libertaire et intelligent » alors que lui-même parle tout naturellement « d’émission culturelle ». Or, la définition de chaque mot de la description par Canal+ dénote l’élitisme :

– « salon » : pièce d’apparat réservée aux réceptions mondaines ;

– « chic » : élégance affectée ;

– « libertaire » : se réclame d’une recherche de liberté absolue ;

– « intelligent » : en apparence plus neutre, est en réalité clivant dans une télévision pour qui « intello » est une insulte !…

Finalement, la seule hiérarchie de crédibilité que cette aristocratie reconnait est celle de la « notoriété » (entendez : « audimat »***) révélée à l’occasion d’une opposition pour l’exemple, entre Alain Finkielkraut et Jean Bricmont et la neutralité de Frédéric Taddéï n’est tolérable qu’enfermée dans une exceptionalité.

La confusion entre information et communication

Au demeurant, pendant que les récalcitrants sont passés à la question, l’essentiel se passe ailleurs : là où notre aristocratie s’active à « faire monter » les futurs présidentiables – sans le moindre frisson déontologique – comme lors des débriefing de Manuel Valls avec les journalistes (Christophe Barbier) de l’Express, de France Inter, d’Orange et BVA :

Manuel Valls déjeune avec les journalistes politiques pour commenter sa côte d'influence
La fabrique de l’opinion publique

La chute d’un quotidien

Dès lors, seule une philosophe confinée dans des idéalités, peut s’étonner de voir l’effondrement d’un quotidien ne plus susciter de protestation citoyenne…

… alors que cela fait longtemps que les citoyens ont délaissé les journaux pour exercer leur esprit critique grâce à/et sur Internet.

Emaux (15 février 2014)

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(*) Le jugement du 7 janvier, négatif, porte sur le fond, à savoir l’opportunié de donner une carte de séjour aux parents de Leonarda et non sur la légalité de l’arrestation de Leonarda

(**) Finalement la mobilisation – notamment de Mediapart – a payé : le taux pour la presse-en-ligne sera aligné sur celui de la presse papier ; surtaxer l’organe de presse en ligne ayant dénoncé le compte en Suisse de Cahuzac aurait pu paraître une mesure de rétorsion…

(***) Dans le même « paradigme » (si je puis dire), on notera la charge d’une extrême violence contre l’émission « Ce soir ou jamais » et son producteur par l’une de nos plus hautes autorités intellectuelles : Cyril Hanouna

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Références :

Déclaration des devoirs et des droits des journalistes (Munich, 1971)

Une réflexion sur “Journalisme, politique et réalité

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