#m6r Le mouvement pour la 6e République me semble mal engagé

À Judith Bernard

La France est en crise au delà de l’effondrement économique amplifié par des politiques procycliques : les Français ne font plus confiance dans leurs institutions : élus, médias, police, justice, école, science… i.e, ils n’ont plus confiance dans la capacité de ces institutions à améliorer leur sort, ni celui de leurs enfants.

Jean-Luc Mélenchon a eu le mérite d’être le premier à dénoncer la trahison de François Hollande ; on le lui a assez reproché…
Au soir des Européennes 2014, il a encore été le premier à comprendre qu’une alliance de partis de Gauche n’avait aucune chance de susciter l’adhésion et, par conséquent, d’être au deuxième tour en 2017, tant le dégoût des partis par les Français est achevé et la trahison aux municipales 2014 des responsables communistes, notamment parisiens suffirait à raviver cette répugnance…
C’est notamment, ce qui l’a conduit à fonder le mouvement pour une 6e République et à appeler à la signature d’une pétition demandant l’élection d’une assemblée constituante.

Les contradictions d’une démarche « de haut en bas »

J’ai signé cette pétition bien que je désapprouve les modalités de la démarche : la peuple n’a pas à quémander l’autorisation de définir les règles de son fonctionnement : c’est se mettre d’emblée dans la main de ceux qui nous gouvernent.

Certes, le passage sans violence à une autre République constitue une aporie, mais je préfère une démarche « par le bas », qui emporte l’adhésion « en marchant » et qui finit par s’imposer par son régime hypercritique. D’aucuns y verront un habitus d’activiste…

Or la pétition de m6r.fr est loin du compte : 70000 signataires à l’heure où j’écris ses lignes, c’est moins du dixième de ce qu’il faudrait pour avoir la taille critique et commencer à peser.

Cela tient, selon moi, à l’ambiguïté originelle d’m6r. Mouvement qui se veut citoyen mais qui est une initiative de Jean-Luc Mélenchon, du Parti de Gauche – dont le retrait apparent peut même donner à certains l’impression d’être en embuscade. Mouvement qui se veut populaire mais qui est conduit par un « comité d’initiative », d’ailleurs de bon aloi, mais qui n’a aucune légitimité et qui, dans les faits, appartient à une intelligentsia, largement parisienne et de surcroît qui appelle à une élection des constituants… Tout ceci dénote un élitisme (largement responsable des tares de la 5e République) que dorénavant les Français abhorrent.

Certes m6r est confronté à une deuxième aporie homologue de la première, celle de la création de toute institution novatrice, mais précisément : faut-il instituer un mouvement pour la 6e République ? Ne faut-il pas plutôt catalyser les initiatives existantes c’est-à-dire fournir le cadre logistique, donner des matières à réflexion, mais laisser aux citoyens la responsabilité du contenu ? À cet égard, le prérequis de l’élection des constituants, malgré les multiples travers de ce mode de désignation, à commencer par son principe de sélection de candidats sur leur rhétorique et leur notoriété, oblitère les chances d’adhésion des Français.

Pour résumer, le mouvement demande aux citoyens de s’engager à se laisser déposséder du pouvoir d’écrire leur constitution !

Le chantier est immense

Pour autant, on ne peut emmener les Français en se contentant de leur promettre de participer à la réécriture des instances politiques in abstracto, i.e. d’un strict point de vue juridique coupé des mutations écologiques, géopolitiques, technologiques, sociétales… Il faut renouveler la philosophie de la Gauche et en même temps tracer des perspectives d’avenir pour la France. Sans cette refondation et sans ces perspectives, il n’y aura pas de dynamique constituante.

Voici quelques exemples de champ de réflexion :

1. La reconquête du pouvoir économique au sein du tissu européen

La gauche politique n’a plus de pensée économique depuis bien plus longtemps que le « tournant de la rigueur » de 83. Lorsque les institutions financières ont réalisé une OPA sur la recherche économique au début des années 70, il ne s’est trouvé que quelques individus isolés, le plus souvent hors de l’Université même, et marginalisé comme « hurluberlus » pour maintenir une réflexion… C’est pourquoi lorsque le néo-libéralisme déferla via l’UE, c’est au mieux à reculons, au pire dans une franche mais honteuse adhésion que les élus de gauche ont avalisé ses dispositions (avec pour seule alternative « le Grand soir »). Le résultat de ce rapt est connu, c’est la dépossession méthodique de tous les pouvoirs économiques (sans parler de l’explosion de la dette publique, du chômage de masse et de la pauvreté – en particulier, des jeunes)

Aussi y a-t-il les bases d’une doctrine (non pas un programme) économique à redéfinir car il ne s’agit pas d’élaborer une constitution « parfaitement démocratique » qui restitue aux Français pour solde de tout compte, le déficit de tout pouvoir économique et le passif afférent… De ce point de vue, la nouvelle constitution ne peut qu’entrer en conflit avec les traités internationaux qu’ont ratifié nos élus dans notre dos et qu’il faudra renégocier dans la foulée. (C’est ce que, par exemple explique plus en détail, Jacques Sapir MAJ 7/12/14)

2. L’informatique est un biface

Les progrès de l’informatique offrent deux versants : une augmentation des capacités de surveillance et un gain de démocratisation des rapports sociaux.

L’augmentation de la surveillance suit, comme l’informatique toute entière, l’équation de Moore. On ne peut se contenter de « graver dans le marbre » les pouvoirs de la Cnil que les lois successives lui ont ôtés. Il faut de plus, y interdire tout politique (comme dans toutes les instances régulatrices) et y introduire des hackers. Il faut, en outre, « sacraliser » le contre-pouvoir judiciaire et en particulier, inscrire la progression des contre-pouvoirs en concurrence des progrès permanents de la puissance de surveillance. Or, une des lois les plus liberticides, la loi de programmation militaire du 18 décembre 2013 et en particulier son dernier article (art. 20) a démontré l’incompétence des juristes à garantir les libertés publiques dans ce domaine. En effet, les plus favorables n’y ont vu qu’une synthèse (réécriture) de dispositions existantes – oubliant qu’entre temps la puissance de calcul avait augmentée jusqu’à un facteur 10 000 ! Il faut donc prévoir la présence d’informaticiens (hackers) dans les instances à créer.

Mais symétriquement l’informatique a réduit l’intermédiation et par là, écrasé la pyramide des rapports sociaux, réduction décuplée par Internet qui est même devenu un véritable cinquième pouvoir qu’il faut protéger constitutionnellement contre les tentatives récurrentes de censure par l’État depuis une dizaine d’années.

Complémentairement, il faut protéger constitutionnellement les vies privées des citoyens contre l’empire des transnationales du secteur qui, de surcroît servent d’opérateurs des États dans l’espionnage de la population (via NSA, DGSI, etc) – forme retorse et secrète de « délégation de services publiques » (PRISM, etc).

3. L’économie de la connaissance et le développement d’une économie contributive

Internet est une création du secteur public (DARPA aux USA. Ses fondations ont été notamment expérimentée dans le cadre du Plan calcul et le Web est une création du CERN)
Il tire sa quasi-gratuité du gigantesque investissement public en physique, notamment en physique du solide (sans, par exemple, les prix Nobel 2007, Albert Fert et Peter Grünberg pas de gain d’un facteur 10 dans le coût du stockage magnétique des données…)

Grâce à cette gratuité, Internet est le siège d’une nouvelle économie, a-capitalistique (non pas : anticapitaliste). D’autres modèles économiques sont possibles que l’habituel, issu de la Silicon Valley : Start-ups, Capital-risqueurs, Fonds d’investissement qui exploite l’investissement public, enseignement et recherche. Cela peut passer par l’instauration d’un revenu ou allocation inconditionnelle qui libèrerait les initiatives et par la prise en charge publique des dépenses d’infrastructure (serveurs) pour des services reconnus d’intérêt général, qui par là, acquerraient la garantie de pérennité qui leur fait souvent défaut.

De plus, la France n’a aucune chance d’exister dans ce domaine au niveau mondial si elle imite les transnationales du secteur, car elle n’est pas au centre du réseau. Au contraire, elle ne tirera son épingle du jeu que si elle promeut des solutions Libres et décentralisées.

De façon liée, le domaine de la création en particulier de la chanson et de la musique demanderait une remise à plat des circuits de financement centralisés qui, à la fois sont caducs et, à la fois passent par des intermédiaires : éditeurs, sociétés de gestion de droits, etc à la gestion pour le moins opaque…

Enfin, la nouvelle constitution se doit d’interdire la propriété des formats et interfaces numériques (API) qui doivent être rendue au domaine public, ne serait-ce que pour garantir les libertés publiques. Elle doit, en outre, interdire le brevetage des idées et du logiciel en particulier.

Pour des raisons profondes, ce domaine est l’homologue du vivant où là aussi il faut interdire le brevetage du génome et promouvoir les semences population c’est à dire « libres » de droits.

Naturellement il faut inscrire la « neutralité du Net », qui résulte de l’exigence de liberté d’expression sur Internet…

4. L’exception culturelle

Le populisme culturel a gagné la Gauche (comme sans surprise symétriquement la Droite*) au motif que « ce n’est pas la mission de l’État de financer des créations qui ne rencontrent pas un large public » (sans prendre conscience de la contradiction !) qui s’abrite derrière l’alibi d’un élément de langage « l’échec de la démocratisation culturelle » pour justifier du désengagement de l’État, là plus qu’ailleurs.

Or, il faut inscrire dans la constitution le principe de l’exception culturelle dans sa forme véritable, c’est-à-dire juridique de mise à l’abri de l’économie de marché et non pas dans sa forme dévoyée de « diversité culturelle ». Ce principe implique un financement public – direct ou indirect.

En réalité le champ de la culture et le champ de la connaissance évoqué en 3. est le même et, pour cette raison justiciable des mêmes modèles économiques…

J’aurais pu ajouter bien d’autres champs comme l’Éducation Nationale, etc, etc…

On le voit, le chantier est immense…

La fracture numérique de la France

Je suis professionnellement observateur de l’abîme qui sépare la minorité qui maîtrise vraiment les outils d’Internet et le reste de la population – ce que masquent, les données quantitatives de débits, taux de raccordement et même inscription aux « réseaux sociaux ». Ce retard est largement dû à nos élites, méprisantes à l’égard de ce qu’ils pensent être une technique et qui détestent tous ce qui est démocratisant (d’où le retard pris dans l’informatisation de la France) comme Internet (voir, par exemple, la politique de restrictions budgétaires à l’égard des EPN, dès avant la crise de 2008).

Pour toutes ces raisons, Internet ne me semble pouvoir être un outil pour m6r que dans un deuxième temps.

Aussi, je regrette que tarde à s’organiser des ateliers constituants à l’image des assemblées citoyennes de la campagne présidentielle de 2012. Car pour des raisons intrinsèques comme extrinsèques, il n’y a pas grand chose à attendre des (autres) partis de la gauche aussi faut-il fédérer les initiatives citoyennes existantes et antérieures.

Les vieux démons de la Gauche

En dépit de l’ampleur de la tâche et sans doute dans la vacuité d’un mouvement qui peine à embrayer dans la population, certains membres éminents du « comité d’initiative » ont commencé d’imposer leurs réquisits, pendant que d’autre s’adonne à un sport dans lequel la Gauche est experte : le procès en hérésie.

En l’occurrence le coupable [la présomption d’innocence, n’existe pas dans ces tribunaux-là] est Étienne Chouard : un professeur de Lycée technique (sic) et de province en plus, qui après avoir déconstruit le « traité constitutionnel de l’UE » en 2005, a entrepris une réflexion sur les conditions d’une constitution démocratique qui passe, selon lui, par un usage du tirage au sort, mais avec pour seuls « titres et travaux », un blogue ! Oui, vous avez bien lu : sur Internet, ce repère de complotistes et de pédonazis ! Pour aggraver son cas, son blogue pointe vers toute une série de sites dont celui d’Alain Soral.
En procureur, est convoqué des autorités intellectuelles aussi incontestables que l’ExpressLes Inrocks ou le nouvelObs : la culpabilité ne fait aucun doute !

La grande force de ces procès est d’être auto-réalisateurs, car dorénavant personne de labellisé à Gauche n’aura le courage de discuter avec Étienne Chouard – le laissant entre les mains des seuls, assez malins pour lui parler (l’exploiter) : les représentants de l’extrême-droite. (CQFD)

Or, Judith Bernard, membre du « comité d’initiative » et qui s’est exprimée en faveur du tirage au sort des constituants est sommée de démissionner de ce même comité, non pour ses idées – qui ne sont jamais analysée dans aucun texte – mais pour de prétendues accointances avec Chouard, lui-même amalgamé à Soral dans une transitivité insensée.

Mon coming-out

Aussi, je déclare par le présent billet être favorable au tirage au sort des constituants parmi les citoyens et – pour aggraver mon cas – être favorable à des modalités de tirage au sort de citoyens dans les instances de contrôle que la nouvelle constitution aurait à définir.

Partant, je serai qualifié de fasciste avec la même rigueur démonstrative que ci-dessus, ce qui pour un militant des droits des étrangers et cofondateur du collectif Botzaris36 pour les Tunisiens du « printemps arabe » à Paris (avec d’autres citoyens dont je tairais le nom afin ne pas les compromettre ;-) aura au moins le mérite de l’originalité !

Épilogue (MAJ 5/12/2014)

Hélas, Judith Bernard vient de se rétracter !
Intimée de se désolidariser de Chouard, elle vient de signer sa reddition. Le douteux « collectif d’initiative » en charge de préparer l’élaboration d’une constitution démocratique vient d’imposer un diktat. Le sectarisme et le parisianisme ont gagné.
Je crains fort que m6r soit déjà mort-né.

Je redoute que l’avenir ne se joue dorénavant qu’entre droite extrême et extrême-droite.

Emaux  (le 3 décembre 2014 – MAJ le 5 décembre 2014)

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(*) Variante néolibérale : « Ce n’est pas aux pouvoirs publics de risquer l’argent du contribuable sur des productions dont l’avenir est incertain. Il faut laisser cette fonction au privé… »

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