En contrepoint de l’année Rameau

À @Mlle_Titam

On vient de fêter, en 2014, le 250e anniversaire de la mort de Jean-Philippe Rameau (1683-1764). Le multiplicateur peut surprendre, mais la France a célébré tellement médiocrement le tricentenaire de sa naissance en 1983 que les rameauneurs les plus entreprenants se sont mobilisés pour réparer cette injustice.

En effet, il peut paraître surprenant que le créateur et le penseur qui a le plus fortement infléchi le cours de la musique européenne ne soit toujours pas reconnu dans son pays d’origine et en particulier pas rentré au répertoire des maisons d’opéra (il est vrai que ces institutions ne sont pas des temples de progressisme ;-).

Pourtant, jamais science n’a produit harmonie aussi suave, jamais orchestre, une telle sensualité avant Debussy…

La situation de la musique française

C’est oublier, tout d’abord, que la Révolution française a sapé les deux sources de financement de la musique – discipline la plus chère (avant d’être en compétition au XXe siècle avec le cinéma et la physique) – à savoir, l’Église et l’aristocratie. Et, dans le champ de la musique, l’opéra avec ses divas (et divos), son orchestre, son chœur et son corps de ballet, font exploser les coûts. En outre, Rameau disposait du plus grand orchestre européen avant Wagner…

C’est oublier aussi que le romantisme – mouvement littéraire – a coupé la France de son patrimoine musical considérable (y compris, immédiat Gossec et Reicha) et a sonné le glas de toute pensée musicale. C’est ainsi que la France fut la seule nation européenne dont l’enseignement ne s’appuya pas sur le formalisme ramiste (sic).
En France, le personnage emblématique du romantisme musical, Berlioz détestait Rameau, d’autant plus aisément qu’il n’avait pas fait l’effort de le connaître. Il s’en était tenu, comme bien d’autres, aux préjugés colportés, pour une bonne part, par rivalité, par Rousseau et par Diderot, notamment pour des raisons politiques. En effet, de par sa position de « compositeur du Roi », Rameau semblait (à tort) partisan de la monarchie…

Au XIXe, l’instabilité politique et la prise de pouvoir par une bourgeoisie aussi affairiste qu’inculte ont installé une « esthétique » où le pathos et la gaudriole se conjugue à la pauvreté de la polyphonie, au puritanisme de l’harmonie, le tout, le cas échéant, maquillé par la vacuité de la virtuosité instrumentale ; terme à terme, le contraire de l’esthétique ramiste. L’auteur typique de cet état de fait est Offenbach dont toute l’œuvre est une sorte de surgeon indigent du premier opéra bouffe français : Platée (Rameau 1749 : satire corrosive des abus de pouvoir monarchiques).

N’y a-t-il pas des raisons intrinsèques à cette occultation ?

Certes, dès le XVIIIe l’accueil de la plupart de ses ouvrages fut l’objet de polémique, voire scandale et il est vrai que Rameau a forcé tous les genres établis jusqu’à les faire exploser. Ainsi l’exemple le plus apparent est donné par « l’ouverture à la française », forme bipartite constitué d’un mouvement lent en style brisé suivi d’un mouvement fugué rapide, qu’il a accéléré et rééquilibré en faveur de la fugue – qui n’a alors jamais aussi bien porté son nom – devenue une sorte de sprint

puis la farcira de divertissements jusqu’à faire craquer le tout : Ouverture (& Suite d’orchestre) de Naïs (1749) dirigée par Frans Brüggen

Ouverture (& Suite d’orchestre) de Naïs dirigée par Jordi Savall

et plus encore dans l’Ouverture de Zaïs (1748), où la percussion trace des sortes de liaisons entre les tons multiples parcourus durant la première partie (lent) :

On pourrait tout aussi sommairement évoquer l’ariette, constituée d’une première partie mélismatique suivie d’une seconde, syllabique : forme codée de micro-symétries et acmé d’expression vocale dans le théâtre lyrique classique français dont il atténue le bipartisme puis lui substitue le tripartisme de l’aria da capo, mais surtout la relègue aux divertissements : « Jouissons de nos beaux ans » Chœur et ariette de virtuosité des Boréades (1763) par Cyril Auvity :

tandis que le drame est assumé par des formats sui generis dépourvus de symétries et de repères pour les auditeurs et qui prendront avec le temps toujours plus d’importance.

Enfin, s’il pratique jusqu’à la fin un contrepoint imitatif « savant » (avec de plus en plus de « liberté » – complexité) celui-ci est hyperlarge ce qui crée des déphasages qui déchire la polyphonie jusqu’à laisser les voix à nu (a cappella). Ici les exemples sont constants car c’est un trait de sa signature. Typiquement, la voix attaque a capella et la polyphonie suit seulement avec plus ou moins de retards et de transformations.

Ce sont ces grands retards qui le conduisent au seuil de la polytonalité, par exemple dans cet exemple paradigmatique des Boréades (1763 ) : Entrée, scène 4 avec « effusion » entre les deux parties de flûtes+violons vs bassons+basse, (notamment au temps 7:41 & 8:50) selon ce procédé dont usera et abusera, bien plus tard Richard Strauss, notamment :

1. La concentration musicale

Mais des raisons profondes désarçonnent aussi l’auditeur plus moderne : avant Anton Webern, Rameau a inventé la musique la plus concentrée (à l’égal de son contemporain Domenico Scarlatti). Le primat donné à l’harmonie sur la mélodie – au grand dame de Rousseau – lui permet de réduire une idée à quelques traits fondés sur une progression harmonique de moins d’une dizaine de secondes…
Ce n’est que par une capacité d’invention exceptionnelle qu’il peut produire des ouvrages de trois heures d’une telle densité[^1]. En comparaison, ses successeurs « tirent à la ligne » et cette dilution des idées atteindra son paroxysme chez Wagner, laissant l’auditeur dans un état mystico-hypnotique. Disposition aux antipodes de l’athée Rameau qu’on écoute concentré, vigilant et libre. Mais ce respect de l’auditeur à un coût : il lui demande un effort que le bourgeois paye pour s’épargner et que l’immersion actuelle dans la musak nous rend insolite.

2. Le pointillisme musical

En outre, notre musicien maximise la caractéristique d’une tradition française, d’écrire par traits élémentaires non-mélodiques – se calquant sur la prosodie française – et qui ne tolère le lyrisme que dissimulé à l’intérieur d’une riche polyphonie, dans une sorte de retournement du style italien, en quelque sorte plus « normal »

[ici le cantabile (terme significativement sans correspondant en français) est donné au clavecin – instrument totalement inexpressif – dans une voix intermédiaire alors que les voix saillantes i.e. extrêmes et en particulier du dessus, alternent cellules minimalistes et traits élémentaires]

Cette esthétique s’origine dans le style brisé des luthistes à la fin du XVIe, liés à la naissance d’une musique instrumentale autonome d’une nouvelle bourgeoisie, mais aussi dans la norme aristocratique qui rejette l’ostentation expressive, parfaitement ramassée par Molière en une tirade du Bourgeois gentilhomme : au bourgeois qui se désole qu’on lui présente une fois encore, un objet musical qui met en scène – allégoriquement – des bergers (plutôt que, en l’occurrence un bourgeois qui présente ses hommages à une marquise ;-), on lui répond que : « Lorsque l’on a des personnes à faire parler en musique, il faut bien que pour la vraisemblance on donne dans « la bergerie ». Le chant a été de tout temps affecté aux bergers et il n’est guère naturel en dialogue que des princes ou des bourgeois chantent leurs passions. » [Les italiques sont de moi]

Ce style français horripile Rousseau, qu’il juge « gothique » et les romantiques après lui.

3. Le rapport au texte littéraire (livret)

Combien de fois n’a-t-on pas entendu le poncif – y compris de la part des mieux disposés : Quel dommage qu’il n’ait rencontré son Racine, voire même son Quinault ! Ce regret trahit une incompréhension des rapports de la musique au texte littéraire, car Jean Racine est l’un des pires librettistes possibles (j’y reviendrai ultérieurement…) et les qualités poétiques et théatrales d’un bon livret n’ont rien de commun avec les exigences purement littéraires ! Du reste, les collaborations avec une plume de l’envergure de celle de Voltaire ont toutes été des échecs. Un des rares projets mené à bien, le Temple de la gloire permet même de mesurer ce ratage du fait précisément de la proposition voltairienne – ce que ce dernier finira par reconnaître lui-même (outre qu’elle lui a valu d’être embastillé)…

Le rapport à la réalité, à la signification du « poème » est au n-ème degré chez Rameau, ce qui sera perdu au delà de lui et jusqu’à nous où l’on restera lourdement au premier degré (à l’exception de Chabrier, autre grand méconnu…) Même dans les scènes où la maîtrise harmonique est responsable d’une puissance expressive exceptionnelle – que l’on rencontre dès Hippolyte & Aricie et qui serviront de modèle, pour cette raison, au Don Giovanni de Mozart – Rameau ne reste pas au premier degré. La poétique musicale est en subtil contrepoint de la sémantique littéraire. L’ironie de la comédie des Indes galantes entretenue par l’écriture canonique la plus grave, le bouffon de Platée par la hardiesse harmonique à la sombre mélancolie :

(qu’il « casse » à peine 1mn 20 plus tard)

Ces multiples niveaux de lecture sont possibles notamment parce que le texte littéraire use d’hyperbole sur un plan allégorique en vis à vis d’un plan pathétique et parce que les deux sont volontairement excessifs. C’est notamment le cas du texte de l’ariette : Lieux funestes (Dardanus est emprisonné…)

C’est la peinture codée d’un monde politique qui n’a plus prise sur la réalité et dont l’impuissance et la superficialité annonce la Révolution future…

Au reste, plus le temps passera, plus Rameau se dirigera vers la vérité dramatique qui passe pour lui – comme pour tous les Français – par le récit et non l’air, jugé artificiel et dont les multiples symétries suspendent le temps du drame. C’est ce qui le conduira à s’affranchir de toute symétrie temporelle durant tout un acte (sic) le dernier (acte 5) des visionnaires Boréades (1763).

Les mutations philosophiques d’un renversement sociologique

Rameau représente l’anti-modèle pour la bourgeoisie libérale dont le fond épistémologique est l’empirisme, car il illustre le plus brillamment le rationalisme cartésien dont il était disciple – jusqu’à la caricature[^2]. Ses succès exceptionnels sont dès lors insupportables pour ceux qui assignent dorénavant à la musique un statut subalterne de divertissement – qui, certes, peut toucher au « sublime », mais à la condition sine qua none d’être le produit d’un geste (et non d’une pensée) virtuose. Désormais la « pensée » musicale se borne à un carcan puritain des mythiques « règles de compositions » destinées à élever convenablement les apprentis musiciens. C’est pourquoi, en France, la musique quittera l’Université au XIXe pour le Conservatoire napoléonien dont la mission se borne à former des musiciens du rang. Elle n’y reviendra que – de façon aberrante – via les facultés de lettres au XXe siècle…

En apparence, l’Allemagne semble se démarquer puisque la musicologie naissante dans l’université germanique se fonde sur les acquis théoriques ramistes (c’est ce qui y explique la meilleure qualité d’enseignement qu’en France) mais se garde bien de le réhabiliter et pour commencer, d’éditer ses partitions. Cela tient à ce que le projet nationaliste germanique choisit par idiosyncrasie européenne la musique et créer, d’un patrimoine quasi-absent, le mythe d’une nation musicale dont on ne connait que trop le rôle qu’y a joué le nazisme.

De l’autre côté la France musicale joue les belles endormies : il faudra attendre la fin du XXe pour qu’avec deux siècles de retard, un travail éditorial se réveille, confronté dès lors à un programme titanesque.

D’autres préjugés joueront les obstacles épistémologiques comme le syllogisme bourgeois :
Les génies sont des artistes maudits,
Rameau est un musicien officiel,
donc c’est un médiocre.
(CQFD)

La difficile anamnèse de la politique française

Mais il y a aussi des raisons plus graves qui touchent à notre rapport à l’Histoire de la France.

Après les tentatives de réhabilitations à la fin du XIXe, sous l’égide malheureusement borné de Camille Saint-Saëns et qui permirent à Claude Debussy d’y retrouver ses racines, la France après la crise de 1929 voit la montée du fascisme i.e. d’un nationalisme xénophobe et antisémite qui, contrairement à ce que croit trop souvent la Gauche ne nourrit pas en général un quelconque intérêt pour la culture nationale. Que je sache les années 30 n’ont pas réédité : Chrétien de Troyes, Guillaume de Machaut, Cyrano de Bergerac, Marivaux ou Crébillon fils ; pas plus que : Pérotin, Dufay, Busnois, Brumel, Josquin, Gombert, Claude Lejeune, Pascal de l’Estocart, Mézangeau, les Gaultier, Étienne Moulinié, Dufaut, Pierre Robert, Michel Lambert, Louis Couperin, Jean-Nicolas Gœffroy, Nicolas de Grigny, Henri Desmarets, Marc-Antoine Charpentier, La Lande, Marin Marais, Jean-Féry Rebel, etc ou Jean-Marie Leclair – sans parler que pour ce qui nous concerne ici, Rameau était un « libertin » proche des Maçons !…

Non, le nationalisme des fascistes est haine de l’autre, de la richesse, de la complexité. Il est obnubilé par l’extirpation de « l’ennemi de l’intérieur », fantasmé au cœur de la nation. C’est ainsi qu’à l’époque un célèbre poète, dessinateur, cinéaste et grand admirateur d’Hitler condamnait Debussy comme « trop germanique » tout en prônant un « retour à Bach » – vous admirerez la cohérence…

Quant à l’après-guerre, en France, elle nous plaça face au dilemme malsain d’avoir à choisir entre le néoclassisme chlorotique de collabos recyclés et le post-expressionnisme germanique irrationnaliste (et découvert à l’occasion de l’occupation nazi) qui l’un comme l’autre évacuaient par nationalisme, le patrimoine musical français comme italien.

C’est pourquoi, c’est en particulier grâce à des Anglais, des Belges et des États-uniens, que ce répertoire commença d’être réévalué, non sans freins des institutions en France.

On n’imagine mal aujourd’hui quelles résistances il a fallu vaincre pour simplement… rejouer Rameau (et d’autres) ! Un des meilleurs et plus actifs connaisseurs de ce répertoire national peut ainsi écrire de façon pénétrante (À l’occasion de la reconstitution de l’opéra Scylla & Glaucus de Jean-Marie Leclair) :

« Lorsque l’on sait que les efforts pour réhabiliter Rameau et imposer enfin ses opéras n’ont eu à ce jour qu’un succès limité, même (et spécialement peut-être) dans son pays natal, quels espoirs peut-on concevoir quant à l’unique œuvre scénique de Leclair ? Aussi étrange que cela puisse paraître, on peut les juger excellents, car le style de Leclair, étroitement modelé sur celui de Rameau, est tout de même un peu moins savant que celui de ce dernier, moins sophistiqué, moins français dans son essence même et donc paradoxalement moins enclin à irriter (j’entends pour l’auditoire français contemporain). En France, en effet, un accent subtilement étranger ou la claire suggestion d’une influence cosmopolite sont parfois considéré comme des avantages pour un compositeur de l’hexagone. Et l’on sait d’ailleurs, du reste, la façon dont le public français – et plus particulièrement le public parisien – a toujours préféré la musique « française » composé par des étrangers : Lully, Gluck, Cherubini, Meyerbeer, Rossini et les autres… aux authentiques produits nationaux : Charpentier, Rameau ou Berlioz. (…)
Mais il semble tout de même à peine croyable que les parisiens des années 1760 aient préféré les banalités vide de sens de Pergolèse et de Rousseau aux créations incomparablement plus riches et plus variées et surtout plus musicales de Rameau et de J.-M. Leclair. »
John Eliot Gardiner en 1988 [C’est moi qui souligne]

(Faut-il ajouter que les espoirs de Gardiner même pour la musique de Leclair ont été déçus !)

 

L’année écoulée a-t-elle permis de marquer un jalon ?

Hélas, je crains que 2014 n’y ait rien changé… et que le public de « mélomanes » se repaisse toujours des mêmes « valeurs » : Bach, Haendel, (Wagner, Mahler).


Emaux
(2er janvier MAJ le 5 janvier 2015)

Sites de référence :

Rameau2014
http://jp.rameau.free.fr/


[^1] André Campra se serait exclamé à propos d’Hyppolite & Aricie : « Il y a dans cet opéra assez de musique pour en faire dix ; cet homme nous éclipsera tous »

[^2] À la fin de sa vie, allant au delà de la légitime intégration de la musique dans le champ scientifique et technique, il se plut à vouloir lui donner un statut éminent – délirant – au sein même des disciplines scientifiques. Rappelons que l’œuvre de Descartes est issue biographiquement (et non ontologiquement) de sa théorie musicale…

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