Immigration et délinquance : le sophisme ZBM (Zemmour-Bilger-Ménard)

 

À Danielle Simonnet

On se souvient de la sortie célèbre d’Éric Zemmour sur le contrôle ciblé des « noirs et des arabes » justifié selon lui parce que cette « catégorie » de population serait plus sujette à la délinquance. De la part d’un provocateur professionnel en charge de faire de l’audience par quelque saillie, cela n’aurait suscité que le renforcement du sentiment de consternation – hélas, habituel – devant l’entreprise de crétinisation des Français par la télévision, s’il n’avait trouvé dans le magistrat Philippe Bilger un soutien inattendu d’autant plus grave qu’il s’exprimait dans la sérénité et la réflexion d’un blogue.

Avant toute chose, observons que ce genre de croyances est susceptible d’être autoréalisatrices si elles sont partagées par les forces de l’ordre, biaisant par là les données invoquées, puisque des policiers « zemmouriens » ont toutes les chances de ramener au tribunal préférentiellement des « noirs et des arabes », renforçant les convictions « objectives » de Philippe Bilger… C’est tout le problème des contrôles « au faciès » qui bien qu’anticonstitutionnels sont toujours effectifs. Le témoignage – hélas non-exceptionnel – du journaliste Mustapha Kessous est là pour rappeler qu’il ne s’agit pas d’une hypothèse d’École…
En outre, comme le souligne Laurent Mucchielli dans Délinquance et immigration, la population interpellée n’est en rien représentative de la population délinquante, car, seule une très faible partie (quelques pourcents) des délits sont élucidés et même, lorsqu’il y a arrestation, c’est préférentiellement le « menu fretin » qui est écroué au détriment des « gros poissons » i.e. des donneurs d’ordre, dont rien n’indique qu’ils aient la peau basanée…

Or, pour parfaire ce duo baroque, un troisième larron, Robert Ménard, est venu reprendre le flambeau dans une émission intitulée « Est-il choquant de renvoyer des délinquants étrangers ? » en affirmant – chiffres à l’appui – que les étrangers étaient la cause d’une plus grande délinquance puisque :

« L’augmentation de délits par les étrangers était de +37% pour les vols avec violences depuis 2008, de +40% pour les cambriolages »

À supposer que l’on connaisse de quel chapeau Ménard sort ces chiffres, on ne peut rien en conclure puisqu’il faudrait les comparer a minima avec l’accroissement global des mêmes délits – ce qu’il ne fait pas ici…

Puis, il nous assène :

« Il y a 4,6% d’étrangers en France [alors que] parmi les gens qui commettent les crimes les plus graves [passibles] de 10 ans de prison, il y a 12,6% d’étrangers. Donc, il y a un problème, il y a plus d’étrangers que normalement… »

Danielle Simonnet face à Robert Ménard sur i-télé

Danielle Simonnet face à Robert Ménard sur i-télé

Tout d’abord, on notera la précision « scientifique » de ces statistiques données avec un chiffre après la virgule, s’il vous plaît ! – sans que l’on s’interrogeât sur la significativité de ces décimales (pour ne pas parler des unités !)…

La rationalité statistique est l’acquisition ultime, (lorsqu’ils y parviennent ;-), de l’ontogenèse des individus

Mais surtout, elles relèvent d’une erreur de raisonnement de niveau première année de Sciences humaines (et même Terminale scientifique). En effet, le b-a-ba de la Statistique nous enseigne que lorsqu’on partitionne une population en deux classes selon un critère arbitraire (ici Français versus Étrangers), et que l’on observe la variation d’une mesure (ici le taux de délinquance) on ne peut rigoureusement rien conclure, en particulier de nature causale, tout simplement parce que les deux populations n’ont, a priori, rien en commun. Or, une comparaison rigoureusement tenue exige de se faire « toute chose égale par ailleurs ». Ici, rien « d’égal » : ni le capital culturel, ni le capital matériel, notamment…

Il faut donc, au préalable, « neutraliser » tous les autres paramètres avant de pouvoir comparer quoique ce soit… C’est l’objet de méthodologies créatives et sophistiquées qui construisent une authentique sociologie scientifique, à mille lieux de ces discours de « sens commun »1

Au demeurant, ces « raisonnements » ne prêteraient pas à conséquence s’ils restaient confinés dans le cadre qui leurs sied : le Café du Commerce. Or ces trois personnes ont cru bon d’abuser de leurs magistères pour les étaler en place publique, ce qui est non seulement irresponsable, mais même répréhensible…

La réussite scolaire, autre théâtre de la sophistique xénophobe

Cette problématique est rigoureusement homologue à celle de la réussite scolaire des enfants d’immigrés où, là aussi, les « raisonnements » frelatés vont bon train… Ainsi naguère Claude Guéant prit les mêmes libertés et osait affirmer que « (…)les deux tiers des échecs scolaires, c’est l’échec d’enfants d’immigrés. » en hallucinant des données statistiques issues d’un rapport du Haut Conseil à l’Intégration qui concluait au contraire – précisément en neutralisant les autres déterminants – à une réussite équivalente, voire supérieure, des enfants de l’immigration… De même l’étude approfondie de Yaël Brinbaum & Annick Kieffer confirme une meilleure réussite (toute chose égale par ailleurs), en particulier des filles de parents maghrébins.

Myriam Bourhail, franco-marocaine et meilleur bachelier de France avec 21,03 de moyenne
Myriam Bourhail, franco-marocaine et meilleur bachelier de France avec 21,03 de moyenne

La pente du fantasme d’élimination

Or, si l’on s’en tenait aux résultats scolaires, une politique comptable des deniers publics devrait mettre en œuvre l’expulsion des Français eux-mêmes, puisque pour un investissement public donné, les enfants – en particulier les filles – d’immigrés procurent un retour sur investissement supérieur ! On voit ainsi à quelle absurdité la « logique » de l’expulsion conduit…

Or, dans nulle autre situation que face à la délinquance, la possibilité légalement offerte par le code pénal et le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceséda) d’expulser des individus, libère des fantasmes d’élimination et corrompt les facultés intellectuelles…

La double-peine en embuscade

De surcroît, cette logique qui transpire des propos de notre trio de choc et explicitement du dernier acolyte, pose le problème de la « double-peine ». Or par un bluff jamais dénoncé par nos médias (si prompt pourtant à mettre en avant la certification qu’ils apporteraient à l’Information) la droite a pu prétendre jusqu’à présent que Nicolas Sarkozy avait supprimé la « double-peine », dans le but achevé de déstabiliser le PS – qui, en l’occurrence pouvait aisément l’être…

En réalité, la double-peine figure toujours dans le Code pénal comme dans le Ceséda (Art. L.541-1 renvoyant à l’Art.131-30 du Code pénal) :

« Lorsqu’elle est prévue par la loi, la peine d’interdiction du territoire français (ITF) peut être prononcée à titre définitif ou pour une durée de 10 ans au plus, à l’encontre de tout étranger coupable d’un crime ou d’un délit »

(pour une analyse plus approfondie : CPDH).

Elle apparait aussi, amoindrie, au détour de l’Art. L.313-5 du Ceséda :

« La carte de séjour temporaire peut-être retirée à l’étranger passible de poursuites pénales (…) »

Les peines collectives : symptôme d’une épidémie de dégénérescence neuronale ?

Au risque d’être accusé de droit-de-l’hommisme caractérisé (un des « crimes » les plus graves, de nos jours ;-), il faut rappeler ici combien ces interdictions de séjour introduisent une rupture d’égalité devant la loi, puisque pour un même délit un Français n’en sera évidemment pas passible (encore qu’au train où vont les choses, le rétablissement de l’égalité de traitement pourrait se faire dans un sens non nécessairement heureux : Cayenne est encore dans les mémoires !)

En outre, elles pénalisent bien au-delà de la personne jugée : la personne qui partage sa vie, ses enfants éventuels, etc, qui vont être ainsi privés durablement voire définitivement de l’affection et de l’autorité parentale de la personne bannie, bien plus que s’il s’agissait d’un emprisonnement à proximité de la famille… Elles instaurent des peines collectives de fait, qui, bien qu’en rupture avec le principe d’individualisation des peines, ne semblent plus choquer la classe médiatico-politique.

On garde en mémoire le précédant de ce chef-d’œuvre de tératologie juridique qu’est la loi Hadopi, dont la peine de coupure d’accès, prive d’Internet l’ensemble des personnes d’un foyer et c’est même jusqu’à l’affaire Leonarda où l’intelligentsia française s’est satisfaite du discrédit du père (savamment exploité) pour justifier l’expulsion de toute la famille Dibrani…

C’est cette perte de sensibilité aux principes juridiques démocratiques qui est aujourd’hui la plus inquiétante…

…d’autant qu’elle peut s’accompagner d’une perte de sensibilité au droit lui-même :

À chaque fois q'un ministre est conspué  en – l'occurrence Taubira encore comparée à une guenon –, on ne va pas en faire un gros titre…
Philippe Bilger face au racisme dont est victime la Garde des sceaux

https://twitter.com/BilgerPhilippe/status/394153999378960384

@Emaux (8 décembre 2013)

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1. On ne saurait mieux conseiller à nos élites politiques et médiatiques que de (re?)lire, crayon en main un classique toujours d’actualité : « La formation de l’esprit scientifique » de Gaston Bachelard (Vrin 1938)

3 réflexions sur “Immigration et délinquance : le sophisme ZBM (Zemmour-Bilger-Ménard)

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