En contrepoint à l’entretien avec Joëlle Léandre pour Hors-série

Le volet Diagonale sonore a pour objet la musique improvisée – initiative opportune car ces pratiques sont très rarement interrogées. Ces musiques sont faites mais sans donner lieu à expression d’une pensée, à un discours alors qu’elles soulèvent beaucoup de questions : leur rapport avec les musiques orales traditionnelles, avec les musiques fonctionnelles, avec le patrimoine musical, leur statut sociologique, économique, etc.

La dernière émission était centrée autour de la contrebassiste Joëlle Léandre. Elle y témoigne du machisme et de la violence des rapports sociaux dans le Jazz, en particulier aux USA ; musique qui, de ce point de vue, est loin d’être libre de tout déterminisme… Elle s’y livre aussi à une sorte de plaidoyer pro domo (c’est la moindre des choses qu’on attendait d’elle) en opposant musiques improvisées, orales aux musiques écrites par des assertions abruptes, au style inimitable, qui appellent compléments, déliaisons et mises en perspective.

Le modèle industriel

Tout d’abord, on ne peut que soutenir Joëlle Léandre lorsqu’elle dénonce les rapports sociaux pyramidaux qui sévissent dans la musique que l’on appelle improprement la « musique classique » – et qu’il faudrait dénommer « musique écrite », symphonique, en l’occurrence – pour peu que l’on garde en tête que le compositeur n’est au sommet que sur le plan symbolique, la véritable pyramide du pouvoir est dominée par le producteur, dissimulé derrière la figure du compositeur, mais détenant seul les cordons de la bourse…
En Italie, le directeur de théâtre détenait même le « final cut » dès L’incoronazione di Poppea (1642) – qui est en fait un assemblage autour d’une colonne vertébrale écrite par Claudio Monteverdi, mêlée de pages (ritournelles, pasticcio) de compositeurs divers et l’on sait que pour la création en France des Maîtres chanteurs, Wagner dû rajouter (la musique d’)un ballet – condition sine qua none pour être accepté par (le directeur de) l’Opéra de Paris, car le public bourgeois parisien n’aimait pas tant la musique que les danseuses…

Le modèle auquel elle fait référence n’existe seulement que depuis le XIXe siècle avec la naissance d’une bourgeoisie capitaliste et son pendant, l’orchestre symphonique. Musique qui, effectivement transpire l’impérialisme dont on ne sait que trop quelle barbarie elle a couverte sous la tutelle du nazisme. On ne peut, du reste, que déplorer que rien n’ait été tenté pour dénazifier le répertoire symphonique germanique.

Je la suivrai aussi lorsqu’elle dénonce le muselage de la créativité des musiciens réduit au statut d’exécutant par les conservatoires – institution napoléonienne – dont la fonction est d’alimenter le recrutement des « musiciens du rang » selon la stricte hiérarchie symphonique.

Il n’est pas indifférent d’observer que Joëlle Léandre joue d’un instrument subalterne en Europe et même absent des orchestres ordinaires au XVIIe (contrairement à ce que l’on constate dans maint « orchestres baroques » qui, en fait ne respectent pas les formations originelles, contrairement au discours affiché), elle est effectivement bien placée pour percevoir le poids des hiérarchies sociales dans la musique… De fait, la contrebasse n’a acquise ses lettres de noblesse que par le Jazz.

Logique boursière

Je la suivrai encore lorsqu’elle refuse le culte du compositeur qui a pris au XXe siècle une tournure aussi imbécile que ridicule. Johann Sebastian Bach (après Beethoven dans l’après-guerre), et Mozart sont ainsi l’objet – y compris de la part de bien des interprètes – d’une mystique de supermarché. Lorsqu’un respectable intellectuel déclare que tel créateur est le plus grand compositeur du XXe siècle, on s’affaisse au niveau zéro de la culture musicale, et rentre dans une logique sectaire, (homologue de celle qui nourrit la xénophobie) malheureusement omniprésente dès qu’il s’agit de musique.

Le snobisme ou l’art de la pensée ad hoc

Elle a encore raison lorsqu’elle dénonce le culte du quatuor à cordes comme modèle de fusion et d’harmonie instrumentale, au mépris des données acoustiques et musicales. En réalité les éléments du quatuor sont hétérogènes et il faut des années de travail masochiste afin que les musiciens parviennent ensemble à masquer les idiotismes de leurs instruments. Il suffit de comparer cette formation à celle d’un consort de violes, qui fusionnent spontanément, pour mesurer combien ce discours est irrationnel, déconnecté de la réalité.
En fait, le quatuor à cordes présente cette configuration insolite parce qu’il répond à la structure du contrepoint classique italien (disons celui de Corelli) : 2 parties de dessus en imitation distribuée au 2 violons, une basse mélodique, souvent marchante donnée au violoncelle, instrument fortement timbré, une partie intermédiaire de « remplissage » qui bourdonne donnée à l’alto, au timbre voilé, en retrait et choisi pour cela. Depuis la fin du XVIIe, la musique a bien changée, rien ne justifie la conservation « religieuse » de cette formation…

Le clivage composition | interprétation

S’il y a donc une grande part d’arbitraire dans l’instrumentarium en vigueur en Occident, je n’irai pas jusqu’à soutenir comme elle semble le faire, un complet relativisme. Des contraintes acoustiques et de jeu, sans parler des contraintes socio-culturelles pèsent dès lors qu’on veut parvenir à dépasser la production d’expériences singulières afin de rejouer et donc entretenir un répertoire musical comme en atteste a contrario la disparition durant plus de deux siècles du riche corpus d’œuvres européennes pour luth ou pour violes, par exemple, notamment parce que ces instruments offrent un rayonnement acoustique inadapté aux grandes salles modernes.

C’est seulement parce que la musique improvisée s’affranchit de ces exigences que Joëlle Léandre peut envisager a priori n’importe quelle association d’instruments. C’est pour cela qu’elle n’a pas à s’interroger sur l’interface composition | interprétation. La reproduction passe nécessairement par l’enregistrement sonore, c’est à dire le clonage ; la musique improvisée rejoint ici la musique acousmatique… C’est typiquement un paradigme expérimental.

Pythagore et la légende des forgerons inspirant les rapports de l'harmonie des rapports entiers
Pythagore et la légende des forgerons inspirant les rapports de l’harmonie des rapports entiers

Le paradigme pythagoricien

Je ne la suivrai pas, en revanche lorsqu’elle assène que « tous les musiciens des siècles passés, au XVIIe, XVIIIe étaient instrumentistes ». C’est paradoxalement un paradigme dix-neuvièmiste et bourgeois.

Statuaire de la Cathédrale Notre-Dame de Chartres symbolisant La doctrine pythagoricienne des rapports entiers gouvernant l'harmonie musicale sur les cloches , le monocorde et la cithare
Statuaire de la Cathédrale Notre-Dame de Chartres symbolisant La doctrine pythagoricienne des rapports entiers gouvernant l’harmonie musicale sur les cloches , la vielle et la cithare

L’immense majorité de notre patrimoine musical est religieux^1 et pour l’essentiel à l’ouest, catholique. L’essentiel des lieux de production de musique écrite jusqu’à la révolution française se trouvaient dans les églises et abbayes. La matrice de la musique européenne écrite s’inscrit dans la conception hiérarchique pythagoricienne qui a marqué les religions du livre et notamment le catholicisme à travers Platon. Au dessous de l’harmonie céleste, de nature divine, réside la musique humaine à l’imitation de la parole et donc vocale. La musique instrumentale n’est qu’un succédané de cette dernière à telle enseigne qu’il faudra attendre cinq siècles avant de trouver une partition spécifiquement instrumentale : les énigmatiques Hoquetus du Codex deBamberg à la fin du XIIIe siècle.

Durant des siècles les partitions instrumentales sont massivement constituées de transcriptions d’œuvres vocales effectuées le plus souvent par des « indigènes » italiens à partir des polyphonies de créateurs du nord qui monopolisent tous les postes d’Europe (l’ancienne Picardie, l’Artois, la Flandre sont l’épicentre de la musique européenne^2)
Encore au XVIIe, le mathématicien, physicien et éditeur de Descartes, le minime Marin Mersenne consacre sa vie à une encyclopédie musicale sous l’intitulé d’Harmonie universelle

Lalande, composant à sa table de travail
Lalande, composant à sa table de travail

Ces créateurs ont été dans leur enfance et sont encore parfois après la mue, des chanteurs, pas des instrumentistes : Busnois, Josquin, Lassus, Moulinié, Lambert, Charpentier, Lotti, Farinelli, chantent encore à l’âge adulte, plus ou pas Gombert, Desmarets, Lalande ou Brossard. Ces derniers sont des compositeurs de la même façon que les compositeurs modernes…

La nature vocale de leurs polyphonies les affranchit de la gangue du geste instrumental et laisse le champ libre à leurs extraordinaires acrobaties intellectuelles, combinatoire selon toutes les symétries du contrepoint canonique, exploration des hautes densités polyphoniques (qui fut un des enjeux du XVIe) :
Missa Et ecce terrae motus à 12 voix réelles (indépendantes) d’Antoine Brunel (1460-1520) par le Huelgas Ensemble

qui culmine avec la messe à 40 & 60 voix réelles de Alessandro Striggio (v.1540-1592).

Autre exemple à la fin du XVIe siècle :

Claude Lejeune par le Huelgas Ensemble

Encore dans la première moitié du XVIIIe :

Crucifixus de Antonio Lotti, compositeur et chanteur vénitien, admiré et plus que copié par toute l’école germanique au XVIIIe siècle, Johann Sebastian Bach, en tête…

Ce paradigme vocal sert tellement d’étalon, que lorsqu’au début du XVIIe, une nouvelle bourgeoise riche, notamment dans les Flandres, crée une authentique musique instrumentale (en même temps que magnifie la facture du clavecin) selon le même contrepoint mais pour la première fois sans s’appuyer sur un texte littéraire, elle fait œuvre de pure imagination ex nihilo : elle crée des fantaisies (sans nulle idée de caprice ici, mais seulement d’abstraction) :

Fantaisie chromatique^3 de Jan Pieterszoon Sweelinck par Ernst Stolz

Modélisation du temps et naissance de l’informatique musicale (mon plaidoyer pro domo ;-)

De même, je ne la suivrai pas dans son affirmation que l’écriture musicale occidentale participe du colonialisme européen. Tout d’abord parce que la notation musicale n’est pas l’apanage de l’Europe : l’Arménie, les Indes, l’Indonésie, la Chine, la Corée (qui a inventée l’imprimerie au 7e siècle…), le Japon, etc ont tous développé des représentations musicales, mais ces notations ont achoppé sur la modélisation du temps comme toute l’antiquité occidentale avant elles. Même la grandiose école d’Alexandrie qui a développé l’Automatique probablement pour tenter d’appréhender le mouvement, le temps – Ctésibios (c-270) inventant l’orgue pour servir de « terminal sonore » aux automates musicaux – n’est pas parvenue à une représentation rationnelle du temps, ainsi qu’en atteste les célèbres sophismes de Zénon d’Élée.

Il faudra attendra la fin du VIIIe siècle pour inventer une représentation orthogonale qui deviendra orthonormée au cours du moyen-âge (bien avant Descartes, donc) permettant une représentation quantitative du temps et ainsi donner à la notation – au delà d’une fonction d’aide-mémoire – le pouvoir de donner à entendre une musique jamais ouïe.

Certes, on peut m’objecter que la plupart des civilisations que j’évoque ci-dessus sont toutes des cultures qui ont maîtrisé l’agriculture intensive et de ce fait dominé démographiquement les peuples voisins ne pratiquant que l’agriculture extensive – ainsi relégués aux terres les moins fertiles… Mais c’est oublier qu’un riche patrimoine musical qui seul soumet la mémoire humaine au besoin d’un support est favorisé par la prospérité… il y a donc là un biais d’observation.

Méconnaissance du Quadrivium

Je ne cautionnerai pas non plus son mépris pour les mathématiciens musiciens. La musique européenne s’est développée dans le cadre fécond du quadrivium que tout clerc devait achever : les deux arts libéraux des longueurs (du continu) : astronomie et géométrie et les deux arts du nombre (du discret) : l’arithmétique (en réalité, dès le moyen-âge, l’algèbre) et la musique. Au XVIIIe, Rameau dialoguait encore avec d’Alembert, Euler et Bernoulli : on ne saurait trouver mieux !…

Après la parenthèse anti-intellectualiste du XIXe, c’est non sans difficulté que le Groupe de Recherche Musicale (GRM), le Laboratoire d’Acoustique Musicale (Lam), l’Institut de Recherche et Coordination Acoustique-Musique (Ircam) et, après eux, bien d’autres centres de recherche dans le monde entier ont renoué les fils de la pensée musicale, il n’est plus temps de réactiver des polémiques imbéciles (« la musique n’a pas trouvé son Mozart de l’ordinateur » !)


La fonction oubliée

En outre, Joëlle Léandre fait l’impasse sur la fonction de la musique comme si il n’y en avait qu’une, implicite.

Dans toutes les cultures, la musique a d’abord une fonction rituelle et existe en premier pour le culte des morts. Dans bien des traditions le concept même de musique n’existe(ait) pas, seul compte le rituel qui mêlent danse et musique et qui désigne le phénomène social. En Europe même, l’essentiel du patrimoine musical participe d’offices religieux de nature variée et en premier funéraire. C’est même cette litanie des tombeaux depuis le XIVe qui nous renseigne sur les filiations musicales.

Cette fonction peut aller jusqu’à surdéterminer le phénomène musical ; il est absurde d’écouter « la tête entre les mains » un rituel tantrique tibétain, si l’on n’y participe pas – même si certains phénomènes musicaux y sont fascinants. C’est même cette surdétermination qui rend « rugueux » les rapports entre musique et clergé (quelqu’il soit). De même, il est absurde d’écouter pour elle-même de la musique de danse, qui ne prend son sens que si l’on la danse. Dans d’autres cultures, c’est la dimension de joute de virtuosité qui est privilégiée à la puissance poétique, comme chez les Touvas ou les Mongols

Ce n’est qu’avec la sécularisation de la société européenne et précisément depuis l’époque de la création des « Concerts spirituels » (1725) que la musique s’écoute en public pour elle-même ; la dénomination explique assez qu’on y a détourné des œuvres de leur fonction première, en l’occurrence religieuse. Or, il est clair que le public de Joëlle Léandre ne vient pas chercher dans la musique la même fonction que celles de la musique d’Henri Dutilleux ou de Yannis Xénakis ou de Steve Reich…

L’opposition musiques écrites versus orales

Sur le fond, elle inscrit son discours sur un système d’équations : musique écrite = savante = musique socialement élevée, versus musique improvisée = orale = populaire qui est beaucoup trop simple. Même en Occident, le Jazz est loin d’être populaire comme peut l’être la chanson traditionnelle (et je ne parle pas ici de la chanson industrielle qui est formatée pour être « vendable » en masse) : elle-même rapporte combien son exercice est financièrement précaire !

Si l’on prend du recul, la musique de gamelan, par exemple – que Debussy admirait tant – est effectivement une tradition savante et réservée aux cours des sultans qui se partagent l’Île de Java,

mais le théâtre d’ombre Wayang Kulit, qui partage le même idiome et ne cède en rien sur le plan musical est populaire et ouvert à tous les publics.

De même, la musique de Bali, île voisine, quoique stylistiquement distincte, mais d’un raffinement comparable est populaire au sens strict puisque à destination des villageois qui la pratiquent. L’Île est, du reste, un paradis pour les musiciens puisqu’on y dénombre plusieurs dizaines de milliers d’orchestres pour moins de 4 millions d’habitants…

On pourrait encore citer le Pansori coréen, art largement oral et raffiné de récit mélodramatique qui surclasse sur ce terrain l’opéra verdien et puccinien et qui est populaire… ou plus près de nous, le tango qui est une tradition populaire originaire des quartiers miséreux en particulier de Buenos Aires, mais qui est aussi une tradition écrite dont Astor Piazzola est un parangon :

etc, etc…

Réciproquement, bien des œuvres de Mozart, Beethoven ou Schubert, quoique écrites sont beaucoup plus simples que les polyphonies évoquées plus haut… À l’inverse les polyrythmies des Pygmées quoique orales et improvisées sont probablement les plus complexes (et les plus vielles) qu’on connaisse de l’humanité…

On voit que ces catégories sont beaucoup plus déliées que ne l’affirme Joëlle Léandre.

Conclusion

En réalité, c’est le niveau d’éducation du public, fonction de la pratique musicale créative, qui détermine la richesse de la musique d’un peuple – à l’instar des Balinais évoqué ci-dessus.
L’asservissement des auditeurs occidentaux à une consommation passive – casques vissés sur les oreilles – conduit à modeler leur goût sur les normes simplistes de produits industriels préformatés bien loin de la musique improvisée que défend Joëlle Léandre…

Emaux (22 mars 2015)

(1) Pour ceux qui s’inquièteraient de mon « objectivité », je déclare ici mon athéisme résolu ;-)
(2) Pour ceux qui s’inquièteraient derechef de mon « objectivité », je déclare ici n’avoir aucune origine dans le Nord de la France ;-)
(3) Précisons que la célèbre pièce homonyme BWV 903 attribuée à J-S Bach, n’est pas une fantaisie, encore moins chromatique ; il s’agit d’une toccata et fugue

3 réflexions sur “En contrepoint à l’entretien avec Joëlle Léandre pour Hors-série

  1. Vôtre analyse dogmatique et idéologique fait fi de l’incidence des vibrations musicales sur le vivant : humains, animaux, plantes, bactéries, etc. Les recherches du physicien musicien (autrefois dit Evariste) Joël Sternheimer ont mis en évidence l’influence des vibrations sonores sur les acides aminés de l’ADN; il en a même tiré des applications utilisées par des agriculteurs pour soigner les plantes. L’évolution des musiques et de leurs interprétations vocales ou instrumentales suivent les besoins sociétaux.

    J’aime

Laisser un commentaire